Notre impact, leurs voix

Pourquoi nous, journalistes, n’avons pas été en mesure de rendre compte de l’exploitation des travailleurs migrants

Le journaliste népalais Hom Karki a recherché et écrit les thèmes de la migration des travailleurs, la traite des êtres humains, le travail forcé et les pratiques de recrutement depuis 2009. Il s’est entretenu avec nous de l’exploitation financière et de la violence psychologique dont sont victimes les travailleurs migrants népalais et de leurs conditions de vie dans la région du Golfe.

Article | 18 avril 2022
Travailleurs migrants dans leur camp © Hom Karki.
Le journaliste népalais Hom Karki a recherché et écrit les thèmes de la migration des travailleurs, la traite des êtres humains, le travail forcé et les pratiques de recrutement depuis 2009. Il s’est entretenu avec nous de l’exploitation financière et de la violence psychologique dont sont victimes les travailleurs migrants népalais et de leurs conditions de vie dans la région du Golfe.

50 for Freedom (50FF): Hom Karki, pouvez-vous nous dire comment vous avez commencé à vous intéresser aux questions liées au travail et aux travailleurs migrants ?

Hom Karki (HK): J’ai commencé à faire des reportages pour un journal local, « Hetauda Sandesh », qui était publié dans ma ville natale, Hetauda, à environ 90 km de Katmandou, la capitale du Népal. Hetauda est une ville industrielle qui compte plusieurs dizaines d’usines, dont certaines appartiennent à des multinationales. Des conflits de travail avaient fréquemment lieu dans ces industries. De tels incidents ont lentement accru mon intérêt pour les relations de travail industrielles. Finalement, j’ai émigré à Katmandou pour poursuivre une maîtrise en journalisme et communication de masse. Là-bas, j’ai travaillé pour le quotidien « Kantipur », le quotidien le plus vendu du Népal. Kantipur publiait également une édition hebdomadaire destinée aux Népalais vivant dans la région du Golfe.

Chaque année, près de 500 000 jeunes rejoignent le marché du travail au Népal. Les possibilités d’emploi étant limitées dans leur pays, ils n’ont d’autre choix que d’émigrer vers les pays du Golfe ou la Malaisie. Dans presque tous les foyers népalais, il y a au moins une personne qui est partie travailler à l’étranger, ce qui montre l’importance de cette question pour le pays. Cela fait partie de l’histoire de chaque famille, ce qui a suscité mon intérêt pour couvrir ces questions. Les médias ne devraient pas ignorer cette réalité. Par chance, j’ai eu l’occasion de travailler sur un sujet qui me passionne, à savoir les travailleurs migrants et leurs familles.

50FF: Vous avez été correspondant dans la région du Golfe pendant plusieurs années, quels sont les principaux enseignements que vous tirez de cette expérience ?

HK: Je réalise des reportages sur les travailleurs migrants népalais depuis 2009. En 2012, j’ai déménagé au Qatar, ce qui m’a permis d’observer directement les problèmes des travailleurs migrants dans la région du Golfe. J’ai commencé à réaliser des reportages de terrain sur les conditions des travailleurs népalais au Qatar, en Arabie saoudite, au Koweït, à Oman, à Bahreïn et aux Émirats arabes unis (EAU). Près de 1,2 million de Népalais travaillent dans ces six pays. Parmi eux, 150 000 sont des travailleurs domestiques. De nombreux travailleurs sont maintenus sous le contrôle strict d’entreprises ou d’employeurs individuels qui ne respectent pas entièrement le droit du travail local et imposent leurs propres règles. Le contrôle des camps et des lieux de travail des travailleurs par les inspecteurs du travail est très faible. Les travailleurs ne reçoivent pas les salaires correspondant à leur travail. On peut même dire qu’ils reçoivent des salaires qui ne leur permettent que de survivre. Chaque fois que je voyais des Népalais travailler à l’extérieur, je me demandais comment ces travailleurs pouvaient supporter ces températures caniculaires, car ils n’avaient sûrement pas travaillé sous un climat aussi rude au Népal, où le climat est plus frais.
 
50FF: Vous documentez le travail forcé depuis plusieurs années. Quels sont les défis auxquels vous êtes confrontée en tant que journaliste couvrant ces questions ?

HK: Des termes comme « travail forcé » ou « servitude pour dettes » sont des mots très compliqués et lourds de sens. Si nous prêtons attention aux phases du processus de recrutement, nous pouvons facilement identifier les travailleurs qui ont été victimes de pratiques de travail forcé.

Informer sur leur sort est plus facile à dire qu’à faire. Il est difficile de leur parler dans leurs camps. Ils sortent pour rencontrer les journalistes en secret. Partager leurs problèmes avec les journalistes peut leur faire perdre leur emploi. Le simple fait de parler contre l’entreprise peut entraîner une situation menant à leur expulsion. Ils peuvent être accusés de vouloir ternir l’image de leur pays de destination. Il faut donc être prudent, même pour la sécurité des travailleurs. Il est également difficile de recueillir des documents et des éléments de preuve, car certains travailleurs n’ont pas de papiers d’identité ou n’y ont pas accès.

Les menaces des agences de recrutement et des employeurs sont courantes. En tant que journaliste couvrant des sujets aussi cruciaux, vous êtes constamment inquiet qu’une plainte soit déposée contre vous ou d’autres problèmes judiciaires. Même les travailleurs migrants hésitent à faire part de leurs difficultés ou de leurs problèmes, craignant que cela ne nuise à leur réputation ou n’ait un impact négatif sur les membres de leur famille restés au pays. Les employeurs exploiteurs présumés ne veulent pas donner leur version des faits et font de leur mieux pour éviter les médias. Il est également difficile d’entrer en contact avec les autorités locales et les missions étrangères qui sont réticentes à discuter de ces questions avec les journalistes. Tout cela rend particulièrement difficile la réalisation de reportages objectifs et sans parti pris.

50FF: Vous avez récemment participé à la mise en place d’un réseau dédié de journalistes travaillant sur les questions de travail et d’emploi. Pourquoi avez-vous participé à ce réseau et comment en tirez-vous profit ?

HK: Au Népal, seul un petit groupe de journalistes est spécialisé dans les questions de travail et d’emploi. Pour faire des reportages sur ces questions, il faut être familier avec la législation et les politiques locales, nationales, régionales et internationales. C’est pourquoi, avec d’autres journalistes couvrant ces questions, nous avons créé en 2019 le groupe des journalistes spécialisés dans questions d’emploi et du travail (LEJOG), afin que les journalistes puissent s’entraider, partager des connaissances sectorielles, discuter de questions contemporaines et promouvoir notre intérêt commun. Par conséquent, de plus en plus de journalistes rejoignent le groupe.

Le LEJOG a également collaboré avec l’Organisation internationale du Travail pour organiser des formations destinées aux journalistes du Népal et des pays de destination. Ces formations permettent aux participants d’échanger sur la manière de réaliser des reportages sur les thèmes du recrutement équitable, du travail forcé et d’autres questions que les journalistes trouvent souvent compliquées à rapporter au grand public.

Dans le but d’encourager davantage de journalistes à faire des reportages sur ces sujets et de soutenir ceux qui les couvrent déjà, nous avons également mis en place un prix annuel de journalisme, récompensant les meilleurs reportages de l’année. Pour la première édition en 2021, nous avons lancé une invitation aux journalistes à soumettre leurs travaux publiés à la radio, la télévision, la presse écrite et les médias en ligne. Le LEJOG a reçu 76 candidatures provenant de 22 journalistes. Un jury indépendant, réunissant des experts dans le domaine du travail, de l’emploi et du journalisme, a sélectionné les travaux les plus impactants et responsables parmi les histoires soumises. Les gagnants ont été annoncés en octobre 2021.

A l’avenir, nous prévoyons de collaborer avec d’autres agences nationales et internationales ainsi qu’avec les gouvernements concernés.

50FF: Vous avez animé plusieurs formations pour journalistes sur les questions de travail forcé, basées sur le Guide de l’OIT destiné aux journalistes sur les reportages sur le travail forcé et le recrutement équitable dans sa version adaptée au contexte népalais. Dites-nous en plus sur cette expérience.

HK: Quand je repense à mon expérience d’apprentissage et de reportage sur le travail forcé pendant 12 ans, je constate que c’était un parcours en dents de scie. Maintenant, je me sens ravi de partager mon expérience et tout ce que j’ai appris avec des collègues journalistes qui enquêtent sur ces mêmes questions. La première formation a eu lieu en novembre 2019, suivie d’un stage de perfectionnement en novembre 2021. Ces activités incluaient les directives de l’OIT expliquant les aspects théoriques, ainsi que mes expériences en tant que reporter. Ces directives m’ont permis de définir plus facilement et plus clairement ces questions aux journalistes présents. Une compréhension à la fois théorique et pratique de ces questions peut aider à produire des reportages de grand impact. Les reporters au Népal sont assez énergiques et passionnés. Ils veulent produire des reportages de qualité. Ils veulent aussi donner le meilleur d’eux-mêmes dans leurs reportages. Cependant, ils doivent souvent faire face à un manque de connaissances techniques sur un domaine particulier, ce qui se reflète dans leurs reportages qui manquent d’informations suffisantes et appropriées et de profondeur dans le sujet traité. Même la recherche peut parfois être incomplète et superficielle, ce qui fait que le reportage est lui-même incomplet. Par conséquent, quelle que soit la gravité de la question, ces reportages n’obtiennent pas la place souhaitée ou méritée dans les médias. La version adaptée du guide de l’OIT pour les journalistes fournit une feuille de route non seulement pour rendre nos reportages objectifs, mais aussi pour protéger nos sources et assurer la sécurité des journalistes.

Avec le développement des médias népalais et l’importance croissante de la migration de main-d’œuvre comme sujet de reportage, plusieurs maisons de presse ont désormais nommé des reporters ou des représentants dans les principaux pays de destination du Népal. Ces journalistes font régulièrement des reportages depuis le Qatar, la Malaisie, les Émirats arabes unis, le Koweït, Oman, Bahreïn, l’Arabie saoudite et la Corée du Sud, entre autres. Ils sont les premiers à couvrir tout incident d’exploitation de travailleurs migrants népalais sur leur lieu de travail ou dans le pays de destination.

50FF: Vous avez publié en 2021 un livre contenant des histoires de travailleurs migrants népalais. Quels sont les principaux sujets abordés dans ce livre ?

HK: Mon livre est centré sur les migrants népalais travaillant dans les pays du Golfe, de la première génération de travailleurs migrants népalais aux nouveaux. Ce livre recueille des détails sur l’exploitation et les pratiques de recrutement déloyales, y compris la manière dont les contrats des travailleurs sont modifiés; comment les travailleurs sont contraints de payer des frais de recrutement; comment ils sont forcés de travailler dans des conditions dangereuses; comment ils sont piégés dans un cercle sans fin de procédures judiciaires dans l’espoir de recevoir des avantages et bénéfices conformément au droit du travail; leur vie quotidienne; comment ils sont privés de leurs droits fondamentaux en raison de l’incapacité et/ou du manque de moyens des pays d’origine et de destination pour mettre à jour leur droit du travail et le faire appliquer.

 

50FF: Vous avez parlé du journalisme d’impact. Quel genre d’impact souhaitez-vous avoir avec votre travail ?

HK: Les droits et la sécurité des travailleurs sont souvent discutés dans les plateformes internationales et les conférences en salle, mais on ne les voit nulle part dans le monde extérieur. J’ai même remis en question les reportages réalisés par les journalistes, y compris moi-même, parce qu’ils n’étaient pas capables de montrer la réalité. C’est pourquoi j’ai voulu faire du journalisme d’impact sur les difficultés, les épreuves et les luttes auxquelles sont confrontés ces travailleurs. Parfois, j’ai l’impression que nous nous réjouissons tous de reportages très superficiels. Nous n’avons pas réussi à mettre en avant de manière significative la valeur de leur travail. Pour moi, les vraies questions vont au-delà de savoir s’ils peuvent garder leur passeport ou changer de sponsor. Ils devraient être payés équitablement pour le travail qu’ils accomplissent. Ils méritent des conditions de vie et de travail de qualité. Leurs lieux de travail devraient être exempts de toute forme de discrimination. Et ils ne doivent pas être soumis au travail forcé. Ce sont quelques-unes des questions qui me préoccupent le plus.

 

Entretien réalisé par Charles Autheman.

Cet article a été rédigé dans le cadre de la campagne "50 for Freedom".(projet Bridge de l'OIT)