La crise économique et la discrimination envers les travailleurs migrants

Les travailleurs migrants connaissent une recrudescence des discriminations en période de récession économique. Le dialogue social, qui permet la confrontation d’intérêts concurrents, est indispensable pour apporter une réponse politique efficace. Reportage de Gary Humphreys.

Les travailleurs migrants figurent parmi les groupes les plus affectés par les récessions économiques, en partie parce qu’ils sont souvent employés dans des secteurs comme le bâtiment et le tourisme qui sont les premiers touchés (OIE: Trends in the workplace survey 2009). Mais ils font aussi davantage l’objet de discrimination quand les conditions se durcissent et, si nous manquons de données à ce sujet, il semble bien que la crise actuelle ne fasse pas exception. «En période d’insécurité économique, les immigrés sont toujours parmi les premiers tenus responsables et cette crise n’y change rien», déclare Patrick Taran, spécialiste principal des migrations au Programme des migrations internationales du BIT.

Alors que les données sont assez rares, les incidents choquants ne le sont pas. Voici deux exemples marquants d’attaques anti-immigrés: en Afrique du Sud en 2008, plus de 60 immigrés furent tués et plus de 10 000 se sont retrouvés sans abri suite à de violentes émeutes; plus récemment, à Rosarno, en Italie, deux jours de troubles se sont soldés par un bilan de 53 travailleurs migrants blessés et de 1 000 renvois vers des centres d’expulsion par les autorités.

Pour M. Taran, le problème ne pourrait pas être plus grave. «Nous constatons des comportements qui mettent en péril la cohésion», dit-il. «Ils menacent la démocratie, ils mettent en danger la vie et le bien-être des individus – pour toutes ces raisons, nous devons agir de toute urgence pour résoudre le problème.» Pour repousser cette montée des violences, M. Taran recommande de renforcer l’application et la mise en vigueur de la législation antidiscriminatoire qui est, à son avis, déjà bien adaptée à la tâche dans la plupart des pays.

Une approche globale est nécessaire

Néanmoins, cela ne suffira pas. M. Taran souligne la nécessité d’adopter une approche globale du problème qui comprenne l’amélioration des conditions de travail, pas seulement celles des travailleurs immigrés, mais aussi celles des travailleurs nationaux vulnérables dans les pays qui emploient des migrants. Madeleine Sumption, analyste à l’Institut des politiques de migration (Migration Policy Institute), un centre de réflexion indépendant à but non lucratif basé à Washington DC, adopte une ligne similaire. «Les questions d’immigration doivent être appréhendées dans un contexte plus large», dit-elle. «Plusieurs phénomènes variés cohabitent et il faut résoudre ces problèmes ensemble.» L’un de ces «phénomènes» est l’impact de l’immigration sur la main-d’œuvre du pays d’accueil.

L’un des reproches les plus fréquemment adressés aux travailleurs migrants est qu’ils acceptent de travailler pour des salaires inférieurs et provoquent l’effritement des avantages et des conditions de travail dans le pays d’accueil. Là encore, le manque de données précises sur le sujet nous empêche de prendre une position claire sur ce point mais le constat de base bénéficie d’un certain soutien.

Mme Sumption poursuit: «Le consensus parmi les économistes concernant les perspectives à plus long terme est que l’immigration a un impact faible mais positif sur les salaires et l’emploi parce qu’elle contribue à la croissance de l’économie. Cependant, un segment de la main-d’œuvre – les 10 pour cent des salaires les plus faibles – ne tire aucun profit de l’immigration.» Plus précisément, selon Mme Sumption, pour ces 10 pour cent de travailleurs, l’immigration peut se traduire par une croissance légèrement inférieure des salaires et par un peu plus de concurrence pour l’emploi.

Cela signifie-t-il que les 10 pour cent les moins bien rémunérés ont des griefs légitimes? C’est à coup sûr la position adoptée par les extrémistes politiques et c’est une doléance qu’ils exploitent à outrance, mais Mme Sumption souligne que l’impact de l’immigration sur les bas salaires est bien moins grand que celui d’autres facteurs, en particulier le manque d’éducation. «Si vous considérez le gain qu’une personne obtiendrait par une année supplémentaire d’éducation, il serait nettement plus élevé que ce qu’elle pourrait perdre du fait de l’immigration», explique-t-elle. Elle soutient qu’une politique axée sur l’éducation, y compris le perfectionnement et la reconversion de la main-d’œuvre, ou des politiques qui aident les gens à s’engager dans le monde du travail avec plus de souplesse, sont à long terme probablement plus efficaces que des tentatives pour interdire l’entrée des migrants ou pour appliquer une législation anti-immigration ayant cet objectif.

«Les questions d’immigration doivent être appréhendées dans un contexte plus large»

C’est bien tant que cela fonctionne, mais «à long terme» ces solutions doivent être complétées par une politique qui s’attaque aux problèmes pressants et immédiats. Pour Claire Courteille, directrice du Département Egalité de la Confédération syndicale internationale (CSI), à Bruxelles, pour s’attaquer au dumping salarial – le principal problème posé par l’immigration selon ses adhérents – l’approche la plus prometteuse consiste à se concentrer sur le traitement réservé aux travailleurs immigrés par leurs employeurs. «Notre position, c’est que si [les gens] travaillent ici, ils doivent se voir accorder les mêmes droits aux prestations sociales, la même réglementation en matière de sécurité et de santé au travail et les mêmes salaires; ils ont aussi le droit d’adhérer à un syndicat reconnu. Le principe de l’égalité de traitement pour les travailleurs immigrés doit être la pierre angulaire de toute politique migratoire», ajoute-t-elle.

Mais n’est-ce pas précisément cette politique de la porte ouverte qui attise la discrimination à l’encontre des travailleurs immigrés? Mme Courteille ne le pense pas. «Si vous autorisez les gens à venir pour, par exemple, travailler dans l’agriculture et que vous ne leur garantissez pas un traitement égal à celui des travailleurs locaux, vous verrez s’exercer un dumping social, les employeurs allant à la recherche de main-d’œuvre meilleur marché. Si, à l’inverse, les employeurs ne sont pas en mesure d’embaucher des travailleurs à un tarif inférieur à celui qui a cours, la main-d’œuvre locale acceptera plus facilement la venue de travailleurs immigrés et la discrimination reculera.»

Mme Courteille souligne aussi qu’un profit corollaire de cette politique basée sur l’égalité de traitement serait la réduction de l’exploitation et du trafic de main-d’œuvre. Quant à ouvrir la porte aux migrants illégaux, Mme Courteille soutient que la porte est déjà ouverte; les frontières sont poreuses, en particulier en Europe. Elle précise: «Le fait est que la majorité des travailleurs du bâtiment à Bruxelles sont des travailleurs clandestins, sans papiers.» Elle pense aussi que si les législations pour l’égalité de traitement étaient correctement appliquées, elles pourraient en fait décourager les employeurs d’embaucher des migrants illégaux.

Valoriser la contribution positive des migrants

Mme Courteille pense qu’un autre moyen de gérer la discrimination est de mettre l’accent sur la contribution positive apportée par les immigrés. «Les travailleurs migrants représentent bien plus qu’une simple main-d’œuvre non qualifiée», explique-t-elle. «Ils apportent aussi leurs compétences et leur dynamisme.»

Michael Hüther, directeur de l’Institut de l’économie allemande (IW – Institut der deutschen Wirtschaf), basé à Cologne, a récemment abordé cette idée lorsque l’IW a annoncé que l’Allemagne pourrait connaître un afflux net de 800 000 travailleurs immigrés en provenance d’Europe centrale et orientale ces deux prochaines années, un bond considérable par rapport aux 280 000 prévus par le gouvernement. M. Hüther a déclaré que cet afflux était utile pour soutenir la croissance économique au moment où la pénurie de qualifications s’aggrave. Sans surprise, les syndicats allemands ont plaidé pour des mesures visant à prévenir le dumping salarial et la concurrence déloyale pour les travailleurs allemands les moins qualifiés, y compris un salaire minimum pour les travailleurs sous contrat.

Le bilan, c’est que des intérêts sont en concurrence dans les économies nationales. Ils peuvent se résumer ainsi: des entreprises veulent des travailleurs hautement (ou peu) qualifiés et une main-d’œuvre à prix réduit; les travailleurs veulent se protéger contre l’informalisation rampante liée au «dumping social»; et les gouvernements ont tendance à tergiverser, adaptant leur position au gré de leur agenda politique. Faire reculer la discrimination en renforçant les mesures antidiscriminatoires identifiées par les conférences des Nations Unies par exemple, ou en appliquant la législation existante, sans reconnaître l’enjeu que constitue l’immigration pour certains segments des économies nationales, c’est faire le jeu des démagogues qui comptent sur le ressentiment populaire pour faire progresser leurs intérêts.