L’Avenir du travail

Introduction du Directeur général de l'OIT, Guy Ryder, au débat organisé par France-Stratégie sur le thème de l’avenir du travail et des transformations du modèle social en lien avec les mutations de l’économie.

Déclaration | 8 décembre 2015
Je voudrais tout d’abord remercier France Stratégie et Jean Pisani Ferry de nous accueillir ce soir et d’avoir organisé cette rencontre. Je voudrais vous remercier tous de votre participation.

Je vais évoquer les quatre thèmes que M Pisani Ferry a mentionné tout à l’heure mais d’abord je dois dire un mot parce que c’est la première fois que je me rends à Paris depuis les terribles attentats du mois dernier. Je suis ici pour participer à la COP21, la plus grande conférence diplomatique organisée en France depuis 1948 (et l’adoption de la déclaration universelle des droits de l’homme). La tenue de cette conférence témoigne du sang froid, de la force et de la cohésion de ce pays. L'OIT se tient aux côtés de ses mandants français pour surmonter les conséquences de ces attaques ignobles que vous avez subies.

S’agissant de l’avenir du travail qui est à l’ordre du jour de notre rencontre, je souhaiterais d’entrée de jeu souligner la complexité du sujet. Avant de l’aborder au fond, je vais rappeler brièvement le tableau complexe du monde de travail aujourd’hui.

Le monde du travail n’est pas sorti des zones de turbulences. Au plan quantitatif, nous enregistrons un déficit d’emplois persistant pour venir à bout du chômage qui touche 200 millions de personnes dans le monde. Et si vous avez moins de 25 ans, vous avez trois fois plus de chances d’être au chômage.

Dans ce contexte, une certaine fébrilité a saisi les différents acteurs du travail.

D’abord les réformes du marché du travail se multiplient, surtout en Europe où, depuis 2009, selon une évaluation de l'OIT , il y a eu entre trois et quatre fois plus de mesures de modifications du régime du contrat de travail qu’au cours des huit années précédentes, et deux fois plus de mesures dites d’activation des politiques de l’emploi.

Fébrilité peut-être née de l’absence de solutions, et peut-être liée aussi au sentiment que le travail nous échappe de plus en plus, ou plus précisément que notre représentation du travail et nos cadres juridiques seraient peut-être dépassés par l’évolution des modes de production et de consommation. Ce débat a lieu aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe. Le numérique bouleverse le marché des biens et de services mais aussi le rapport au travail. On entend un peu partout parler d’uberisation de l’économie. On s’achemine sans doute vers une plus grande diversification des formes d’emploi comme des façons de produire.

Fébrilité enfin car la mondialisation repousse sans cesse les limites du marché sur lequel les entreprises produisent, s’approvisionnent et entrent en concurrence les unes avec les autres. Cette nouvelle dimension des réseaux de production dans le monde affecte tout particulièrement une organisation comme la nôtre, l’OIT.

Organisation normative, l’OIT a en effet depuis près d’un siècle développé des conventions internationales dont la mise en œuvre et le contrôle reposent sur les Etats. Or, aujourd’hui, les grandes entreprises multinationales sont les acteurs clefs de la mondialisation à travers leurs politiques d’implantation et d’achat. Quelles conséquences ce nouveau régime mondial de production et de compétition a-t-il sur notre capacité de maitriser les échanges internationaux et de promouvoir les droits des travailleurs? C’est une question clef pour l’OIT.

Je crois que tout le monde ici présent est au courant de ma proposition à nos mandants d’engager une vaste concertation et réflexion sur l’avenir du travail en vue du centenaire de l’organisation en 2019. Si je l’ai proposée, c’est parce que je suis convaincu de l’importance des bouleversements que vit le monde du travail autant que de l’actualité du mandat de l’OIT en faveur d’un travail décent et de la justice sociale.

Nous constatons aussi combien le travail reste un facteur essentiel d’identité, de reconnaissance individuelle et de cohésion sociale. Pour tout un chacun, le travail est à la fois un moyen de se projeter dans l’avenir et un facteur de socialisation, un élément de réalisation de soi: entrer dans une relation d’échange, de coopération et de solidarité avec autrui. L’actualité de la Déclaration de Philadelphie de 1944 reste intacte, elle qui situait le droit du travail dans le prolongement de l’idéal humaniste, en appelant à la promotion d’un «régime de travail réellement humain».

Certains avancent d’ailleurs qu’à la faveur de la remise en cause du taylorisme et du fordisme, l’entreprise redécouvrirait le rôle éminent du travail humain dans la création de valeur. L’innovation et le capital humain, c’est-à-dire le savoir-faire, et l’expérience, sont de plus en plus considérés comme les ressources clefs des entreprises. Regardons comment aujourd’hui certaines entreprises s’écartent des logiques de production de masse, en poursuivant des stratégies de différenciation, en s’appuyant précisément sur l’imagination, l’agilité et le talent de leurs collaborateurs. Regardons comment les «start up» du numérique valorisent le potentiel de leurs salariés, et comment les majors du secteur sont attentives à leur bien-être et à construire des environnements qui favorisent leur plein épanouissement pour maintenir leur avance commerciale et technologique.

Mesdames, Messieurs,

J’ai proposé lors de la dernière Conférence internationale du travail (CIT) d’organiser la réflexion sur l’avenir du travail autour de quatre conversations qui me semblent couvrir l’essentiel des enjeux, et dont je crois que vous êtes tous au courant. Donc, je ne vais pas les répéter ici ce soir.

Pourtant je voudrais quand-même insister sur le fait que cette réflexion ne peut être vraiment fructueuse que si elle devient la vôtre, celle des mandants de l’organisation, travailleurs, employeurs, responsables publics, éclairés par les travaux académiques – d’ailleurs particulièrement denses en France sur le sujet.

A cet égard, je vous propose d’aborder quatre questions plus spécifiques qui pourraient organiser notre discussion ce soir.

Il y a tout d’abord la question de la transformation de notre modèle social, qu’entraînerait la transformation du travail. Avec le triomphe de la société industrielle et de l’économie de marché, le siècle dernier avait fini par nous convaincre que le salariat et plus particulièrement le contrat standard (CDI ) constituaient la fin de l’histoire du travail. L’ensemble des secteurs d’activité et des économies du monde étaient supposés converger vers cette forme ultime des rapports de travail.

Amis aujourd’hui, il semble bien que ce ne soit pas le cas. D’abord parce qu’une grande partie du monde reste marquée par le travail informel ou des formes ultra précaires d’emploi, sans contrat de travail, mais aussi parce que, comme le dernier rapport sur l’emploi et l’état social du monde réalisé par l’OIT (WESO 2015) l’a relevé, le salariat ne progresse plus, concerne moins de la moitié des emplois dans le monde, et que la proportion des CDI – 45% des salariés – parmi les travailleurs salariés a pour la première fois baissé. Parallèlement, l’emploi indépendant progresse dans les pays industrialisés, même si l’emploi salarié y reste très largement dominant.

Est-ce une tendance ou ne risque-t-on pas de donner une ampleur démesurée à ce qui ne serait qu’une évolution de court terme ? Plaide en faveur de la première hypothèse le développement incontestable de nouvelles formes d’emploi en dehors du schéma salarial classique. La question, c’est de savoir si ces emplois sortent du schéma classique alors qu’ils devraient y rentrer ou si ces emplois dessinent de nouveaux rapports entre le travailleur ou le prestataire de service, ses clients et des tiers comme le fournisseur d’application dans le cas d’Uber.

J’y reviendrai en abordant la question du numérique.

Mais si la réponse est sans doute toute en nuances, il semble important de réfléchir à toutes les implications du développement de ces nouvelles formes d’emploi: Comment organiser l’accès et le financement de la protection sociale, la protection de la santé et de la sécurité de ces travailleurs – peut-on considérer que c’est une responsabilité individuelle? – et comment assurer un minimum de sécurité économique?

Le lien de subordination n’a peut-être pas disparu dans ces nouvelles formes d’emploi, mais il s’est diffusé et métamorphosé dans des relations beaucoup plus complexes entre fournisseurs et donneurs d’ordre, dans des relations de sous-traitance plus complexes, y compris à l’échelle transnationale, comme le montre l’exemple du détachement des travailleurs et de la prestation de service entre pays de l’Union Européenne.

Il y a en second lieu l’extension continue des chaines d’approvisionnement des entreprises, et l’interconnexion croissante des différentes régions du monde dans les réseaux de production des biens et des services. Les entreprises ont toujours commercé entre elles, la part des consommations intermédiaires a toujours occupé une place importante dans le commerce internationale. On a cependant changé d’échelle ces quinze dernières années, avec un nombre croissant de pays s’inscrivant dans ces chaines de valeurs (qui concernent aujourd’hui un emploi sur cinq dans le monde).

Ce sujet figure à l’agenda de la conférence internationale du travail de juin prochain. Il soulève de nombreuses questions : Comment les entreprises sont en mesure d’évaluer et de contrôler leurs chaines d’approvisionnement, dans quelles mesures doivent-elles rendre des comptes sur la façon dont leurs fournisseurs s’acquittent de leurs obligations sociales?

La question de la responsabilité des entreprises à travers leurs politiques d’achats et les critères qu’elles retiennent pour sélectionner leurs fournisseurs est posée, mais au-delà de la dimension politique voire morale de la question, nous avons sans doute besoin de mieux cerner la contribution que ces chaines de valeurs peuvent apporter au développement des pays concernés. J’ai dans mon rapport à la CIT 2013 souligné combien il était important pour l’OIT de s’engager dans ce débat, et de se rapprocher des entreprises.

Certaines grandes entreprises ont parfaitement compris l’enjeu, en s’engageant dans ce type de démarches de long terme avec leurs fournisseurs, ou encore en développant des pratiques de dialogue social transnational (et les entreprises françaises sont à cet égard pionnières dans la négociation d’accords-cadres internationaux).

Dans cette perspective, les normes de l’OIT peuvent devenir des références pour les acteurs privés, y compris lorsqu’elles ne sont pas ratifiées par les Etats – où ne sont pas respectées par les Etats – dans lesquels ces entreprises opèrent. C’est le cas des conventions dites fondamentales (travail des enfants, travail forcé, discriminations et droit syndical). Les conventions générales sur le droit du travail servent elles-aussi de boussole. C’est bien le signe d’un besoin de régulation internationale, perçu par les entreprises elles-mêmes.

Il y a en troisième lieu la question du numérique. C’est manifestement un saut technologique, qui ressemble à certains égards à un saut dans l’inconnu pour le monde du travail. Certains parlent aujourd’hui d’une quatrième révolution industrielle. Le modèle économique de secteurs entiers est transformé, je pense par exemple au secteur du tourisme, mais d’autres aussi comme la santé. La question porte sur l’impact sur l’emploi, au plan quantitatif. On peut craindre que des secteurs entiers dans le domaine des services connaissent des restructurations comparables à ce que l’industrie a connu il y a trente ans.

Il y a aussi l’impact qualitatif, non seulement les transformations dans les compétences et les aptitudes recherchées sur le marché du travail, mais aussi les transformations du travail lui-même. Par exemple le numérique rendrait possible l’essor de l’économie collaborative qui conduirait un même individu à être successivement travailleur, employeur, prestataire de service ou encore détenteur d’un capital dont il tire un revenu, comme le propriétaire d’un appartement à Paris mis en location par le biais d’internet. Dans cette perspective, on constate que la multi-activité progresse, de même que la diversification des revenus (comme les revenus d’appoint lié au statut d’auto-entrepreneur en France).

En plus, le numérique tend à remettre en question l’unité de lieu, l’unité d’action et l’unité de temps sur lequel le droit du travail s’était construit : l’entreprise comme lieu d’exécution du travail, sous le contrôle de l’employeur, la durée quotidienne et hebdomadaire du travail et enfin le modèle de l’emploi de carrière fondé sur l’appartenance à une entreprise ou à une profession tout au long de la vie. Le rapport que M. Mettling a remis à la Ministre El Khomri aborde certaines de ces questions, notamment celle de la mesure de la charge de travail qui pourrait compléter la mesure traditionnelle des heures de travail, ou la question du droit à la déconnexion.

Enfin, je vais soulever la question de la jeunesse, et en tout premier lieu l’hypothèque que fait peser le chômage des jeunes sur la cohésion de bon nombre de pays dans le monde. L’engagement des mandants de l’OIT et des entreprises me semble essentiel pour lutter contre ce fléau. Le dernier rapport de l’OIT sur le sujet montre une élévation croissante du niveau de qualification des jeunes sur le marché de l’emploi, mais aussi et paradoxalement une difficulté persistante d’insertion sur le marché du travail. Les transitions entre formation initiale et emploi doivent être améliorées, et les travaux menés dans le cadre du G20 pour promouvoir de bonnes pratiques et l’engagement des entreprises dans la formation des jeunes en préalable à l’emploi et dans l’apprentissage s’avèrent évidemment très utiles.

Permettez-moi de conclure mon propos sur l’importance des rapports entre la jeunesse et le monde du travail. Il est parfois fait le constat d’un éloignement voire d’une défiance entre l’entreprise et la jeunesse. C’est une question débattue, mais je crois que le plus important, c’est de prévenir tout conflit de cette nature. Les jeunes d’aujourd’hui ne sont bien sûr pas un bloc homogène, mais ils partagent cependant des traits communs : l’accès à un niveau élevé d’éducation, une ouverture sur le monde sans doute plus importante que les générations précédentes, une expérience plus forte aussi de la diversité, une aisance dans l’environnement numérique. La jeunesse d’aujourd’hui est finalement à l’image des mutations de l’entreprise, ce qui rend paradoxal ce sentiment d’éloignement auquel je faisais écho.

C’est aussi un enjeu pour les syndicats, il est essentiel de chercher et développer l’adhésion de la jeunesse, que l’action syndicale fasse sens pour elle.

C’est pourquoi dans cette initiative sur l’avenir du travail, il me semble important d’être à l’écoute de la jeunesse, de ses aspirations, afin de contribuer à l’intégration de toutes les générations dans l’emploi.

Mesdames et messieurs,

Telles sont les réflexions que je souhaitais partager avec vous. J’aurais pu choisir parmi d’autres questions essentielles parmi toutes celles qui concernent l’avenir du travail. Vous souhaiterez peut-être les aborder dans vos propres interventions ce soir. Mais soyons sûr qu’à travers notre initiative sur l’avenir du travail, c’est une discussion de longue portée que nous entamons à l’OIT. Nous faisons les premiers pas d’un voyage qui durera quatre ans et qui se poursuivra au-delà de notre centenaire.

Mais une fois encore, nous n’atteindrons les objectifs ambitieux que nous nous sommes fixés qu’à la condition que tous les acteurs, et en particulier vous-mêmes ici présents ce soir, et le cas échéant les organisations que vous représentez, s’engagent pleinement et franchement.

Telles sont les réflexions que je souhaitais partager avec vous. Je vous remercie de votre attention et me réjouis du dialogue que nous entamons ce soir.