"Les turbulences de notre propre époque justifient plus que jamais le maintien et l’application de l’objectif de justice sociale"

Allocution du Directeur Général de l'OIT, Guy Ryder, à l'occasion de la publication de récits de voyages en Europe d’Albert Thomas, premier Directeur de l'OIT.

Déclaration | 9 décembre 2015
Mesdames et Messieurs et chers amis, merci d’être là,

Il y a presqu’un mois, Paris était terriblement frappé par des attentats d’une violence inouïe. Avant de commencer mon propos sur Albert Thomas et l’ouvrage qui lui est consacré aujourd’hui, je voudrais tout d’abord vous dire ma peine en même temps que ma colère face à ces événements, et ma solidarité et la solidarité de notre organisation avec les victimes, leurs proches, avec les Parisiens et avec le peuple français.

Dans ce contexte, je vais vous parler d’Albert Thomas avec d’autant plus d’émotion et d’affection qu’il représente la force et l’ancienneté du lien qui unit la France à l’OIT. Nous connaissons la célèbre figure du socialisme français, militant, ancien ministre pendant la Première guerre, compagnon de lutte de Jean Jaurès. Nous connaissons aussi Albert Thomas, premier Directeur du Bureau International du Travail, à qui est revenue la tâche de mettre en place cette première organisation multilatérale.

Elu par les voix des partenaires sociaux – car les gouvernements auraient préféré un fonctionnaire britannique, peut-être un peu plus discret – Albert Thomas s’est attaché à donner corps à cette fameuse phrase de la constitution de l’OIT : « Une paix universelle ne peut être fondée que sur la justice sociale ». Refusant que ces paroles restent du domaine de la rhétorique, il les a transformés en mode opératoire.

Aujourd’hui, nous avons entre les mains les carnets de voyage d’Albert Thomas issus de ses nombreuses missions en Europe des années vingt au début des années trente. Je voudrais remercier ici Dorothea Hoehtkert et Sandrine Kott pour avoir accompli un travail extraordinaire en nous livrant ces notes, ces anecdotes, ces témoignages de l’histoire du travail à l’aube de l’ère multilatérale. Je tiens aussi à remercier Cyril Cosme pour ses efforts qui ont permis à notre événement de se tenir cet après-midi à Paris, ainsi qu’Alain Supiot pour son amicale participation et aussi et surtout pour son attachement et sa fidélité à notre organisation.

La création de l’OIT en 1919 traduit la volonté des dirigeants européens de l’époque de répondre aux aspirations et revendications des peuples d’être payés en retour pour l’effort de guerre fourni. Face à la multiplication des insurrections révolutionnaires, face au risque d’un renversement de l’ordre établi, comme l’avait provoqué en Russie la Révolution bolchévique, les dirigeants européens décident de créer une organisation internationale dont le mandat est de promouvoir la justice sociale, condition sine qua non d’une paix durable

Avocat infatigable de cette cause, mais aussi grand voyageur, Albert Thomas a parcouru le monde pour promouvoir cet idéal de la justice sociale. De ces voyages il nous a laissé des récits détaillés, riches d’observations pertinentes et d’appréciations quant à la façon dont l’OIT, son mandat, ses objectifs et son action étaient perçus par les gouvernements, les représentants des employeurs et des travailleurs.

La création d’une organisation tripartite, avec la participation conjointe des travailleurs et des employeurs, fut une construction franco-britannique. Le troisième grand acteur, les Etats Unis, animés par l’idéalisme de Woodrow Wilson, était alors sorti du jeu après le rejet par le sénat américain du Traité de Versailles, et ne devait rejoindre l’OIT qu’en 1934.

Grâce à sa personnalité et son charisme, Albert Thomas est parvenu à forger l’âme de l’organisation, sa raison d’être, et à lui donner sa direction. Il l’a fait avec une telle puissance que ni la montée du fascisme, ni la seconde guerre mondiale n’ont pu faire taire ou disparaitre cette organisation, gardienne des principes de la justice sociale. La Déclaration de Philadelphie de 1944, qui consacrait la force des valeurs de l’OIT pour les Alliés et pour les décennies qui allaient suivre, constitue à cet égard un hommage posthume pour Albert Thomas.

Le centenaire de l’OIT dans moins de quatre ans nous incite à nous pencher sur le passé pour réfléchir au rôle de l’OIT aujourd’hui et surtout demain. Dans ce contexte, j’aborderais trois questions majeures.

Premièrement, une organisation qui se définit à travers son objectif de justice sociale et de paix, sa constitution tripartite et ses normes, est-elle encore pertinente aujourd’hui ?

Deuxièmement, comment l’OIT peut-elle mettre en œuvre son mandat dans un monde qui a profondément changé par rapport à celui d’Albert Thomas et de ses contemporains?

Et finalement, tout simplement, quel sera l’avenir du travail, et l’avenir de la justice sociale?

Concernant la pertinence de l’organisation qu’Albert Thomas et ses contemporains ont installée, je n’ai pas connaissance de pays ou de civilisations qui auraient renoncé aux principes de la paix et de la justice sociale. Mais peut-on pour autant en déduire qu’œuvrer pour la justice sociale peut prévenir la guerre ?

Les conflits sociaux et politiques ont toujours des racines multiples mais l’histoire des années 1930 montre combien chômage, pauvreté et injustice provoqués par les crises économiques ont fait le lit du fascisme et du totalitarisme, qui se sont emparés de l’Europe et l’ont plongée dans la guerre.

L’incapacité de maîtriser les dérives nationalistes nourries par l’injustice a plus récemment grandement contribué aux conflits dans l’ex-Yougoslavie ou l’ex-Union Soviétique. Comme après la Première Guerre mondiale, le résultat de l’effondrement des systèmes anciens a provoqué une désorganisation profonde et une lutte pour le pouvoir.

Le chômage et la précarité peuvent conduire au désespoir, en particulier chez les jeunes. Ce n’est pas un hasard si les printemps arabes ont eu lieu dans une région où le taux de chômage des jeunes est parmi les plus élevés du monde.

La conviction exprimée à Philadelphie en 1944 par la Conférence international du travail reste aujourd’hui la nôtre, j’en rappelle les termes :
  • « la lutte contre le besoin doit être menée avec une inlassable énergie au sein de chaque nation et par un effort international continu et concerté ….
  • [car]….. la pauvreté, où qu'elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous; »
Ma conclusion est claire : les turbulences économiques, sociales et politiques de notre propre époque justifient plus que jamais le maintien et l’application de l’objectif de la justice sociale.

En tant que ministre pendant la première guerre mondiale Albert Thomas avait lui-même imposé une coopération entre les travailleurs et des employeurs récalcitrants, tout en misant sur la force de l’Etat, pour répondre aux besoins d’une guerre dévastatrice. Le modèle était nouveau, un grand compromis.

Nous apprenons à travers les récits du premier Directeur du BIT à quel point il était difficile d’obtenir un soutien à l’échelle européenne pour ce modèle de coopération tripartite, qui s’élevait naturellement contre tous les mouvements extrémistes, d’abord communistes puis, plus tard, des régimes fascistes.

Cette coopération redevient indispensable pendant la Seconde guerre mondiale et pour réussir la reconstruction. Par la suite elle sera un des facteurs clés de la croissance, du développement de l’Etat providence et de la construction européenne.

Albert Thomas voulait que le BIT fasse partie des conférences internationales sur l’économie dans les années vingt. Ses démarches restèrent infructueuses. Il voyait dans la politique sociale et la politique du travail un élément clef du développement économique. De nos jours, sa position est reconnue et admise : l’OIT fait partie du G20 et fournit, avec son concept du « travail décent », une contribution primordiale pour les objectifs stratégiques de développement de l’ONU sur l’emploi et la protection sociale.

Si le mandat de l’OIT est toujours pertinent, comment pouvons-nous le mettre en œuvre d’une manière efficace dans le monde d’aujourd’hui et de demain ?

Pour répondre à cette question, il faut considérer quelques différences et similitudes entre le monde qu’Albert Thomas décrit dans ses récits et notre monde d’aujourd’hui.

Après la Première Guerre mondiale, les pays européens voulaient rétablir le règne du libre marché. Cette restauration a débouché au début des années trente sur une crise économique majeure avec des conséquences politiques désastreuses. La possibilité d’appliquer la justice sociale par la voie du dialogue et de la coopération s’en est trouvée de plus en plus compromise quand bien même on devait reconnaître trop tard et à posteriori le rôle que la justice sociale aurait pu jouer pour prévenir le drame que l’Europe a connu dans ces années.

Aujourd’hui nous vivons une crise économique et financière qui semble quasiment permanente, avec des taux de chômage élevés et des inégalités qui augmentent. Après une longue période de croissance, les incertitudes politiques et sociales ressemblent de plus en plus aux incertitudes du temps d’Albert Thomas.

Mais il y a de nombreuses différences par rapport à l’époque du premier Directeur du BIT, qui doivent conduire à nous interroger sur de nouvelles modalités nécessaires pour poursuivre le mandat de l’OIT. La mondialisation a fait émerger des nouveaux acteurs puissants non-étatiques, telles que les grandes sociétés multinationales. Le poids des Etats nationaux se réduit par rapport aux années de croissance qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. Au contraire, les acteurs privés jouent un rôle de premier plan dans la mondialisation de l’économie, les chaines de production des biens et de services s’étendent et les politiques d’achat des grands groupes dessinent de nouvelles divisions internationales du travail. L’OIT doit tenir compte de ces nouvelles réalités, et trouver avec ses mandants une nouvelle façon de promouvoir ses normes et l’agenda du travail décent.

On voit par exemple se développer de nouvelles formes de dialogue social transnational, de nouveaux partenariats avec les entreprises pour les accompagner dans leurs stratégies mondiales de responsabilité sociale, des coalitions entre parties prenantes incluant les gouvernements, les partenaires sociaux ou les ONG. Nous devons tirer toutes les leçons tirées de l’expérience dramatique et tragique du Rana Plaza, mais aussi de la mobilisation internationale qui a suivi. C’est un débat difficile, que nous entamerons lors de notre CIT en 2016.

Le monde du travail s’est aussi beaucoup diversifié. L’OIT s’est toujours préoccupée du sort de l’ensemble des travailleurs et pas seulement de ceux ayant un contrat standard à durée indéterminée. Mais c’est encore plus nécessaires avec le développement de nouvelles formes d’emplois, des contrats précaires et avec la prévalence persistante de l’économie informelle dans une large partie du monde. Pour la première fois en 2015, la Conférence internationale du travail a adopté cette année une norme – une recommandation – sur l’économie informelle. En 2012, elle avait adopté une recommandation sur les socles de protection sociale s’efforçant de relever le défi de l’accès de plus des trois quarts des travailleurs aujourd’hui sans droits ni prestations sociales.

Dans le monde d’aujourd’hui, l’OIT ne peut relever à elle seule l’ensemble des défis de l’emploi et de la justice sociale. Nous devons œuvrer, au sein du système multilatéral, pour une plus grande cohérence des différents cadres de coordination et de régulation. C’est en progressant sur la cohérence qu’on parviendra à maîtriser la mondialisation. Aujourd’hui, comme j’ai déjà dit, l’OIT est partie prenante du G20 ; l’agenda du travail décent se retrouve dans les Objectifs de développement durable des Nations Unies ; le respect des normes internationales de travail est devenu un enjeu dans les négociations commerciales internationales, dans les politiques financières des grands bailleurs de fonds, au plan national comme au plan international.

Enfin, et c’est ma troisième et dernière question, peut-être la question la plus importante : quel sera l’avenir du travail ? Et quel sera l’avenir de la justice sociale ?

Nous avons entamé une vaste réflexion dans le cadre de nos initiatives pour le centenaire. Elle a pour objectif de définir le rôle que l’OIT se donne pour entamer son deuxième centenaire. La France jouera sans doute un rôle important dans cette réflexion.

Il y a au moins deux aspects que j’aimerais souligner aujourd’hui.

La révolution technologique continue à transformer les modes de production et le monde du travail de demain. Elle va certainement détruire des emplois, en créer de nouveaux et transformer la plupart des autres. Il ne s’agit pas seulement du rôle du numérique et de l’Internet qui crée constamment de nouvelles formes d’activité économique, comme on le voit avec Uber. C’est notre relation avec le travail lui-même qui est interrogée, sa valeur dans la création de richesse comme dans la constitution de l’identité de chacun d’entre nous. C’est une révolution continue, mais il n’y a pas lieu de croire que nous ne pouvons pas la maîtriser.

Il nous faut tirer le progrès technologique dans le sens du progrès des relations professionnelles et du travail décent et de la justice sociale, par exemple en favorisant la participation des travailleurs ou en luttant contre les inégalités.

Et bien sûr, le défi du changement climatique qui mobilise l’attention de nous tous cette semaine à Paris nous force à redéfinir nos concepts de croissance et de développement. Il aura des conséquences importantes et difficiles à prévoir pour les conditions de vie et de travail partout dans le monde. Mais chaque changement qui risque de supprimer des activités économiques contient en soi l’impératif de développer de nouvelles activités, de nouvelles technologies, de nouveaux emplois - pour sauvegarder notre planète mais aussi l’avenir de nos enfants et petits-enfants.

Pour Albert Thomas et ses contemporains, l’Europe sortait transformée de la Première Guerre mondiale, l’avenir était incertain, mais il voulait faire de l’OIT un acteur majeur de ces transformations. L’approche d’Albert Thomas était pragmatique et optimiste, il s’est confronté avec courage à un monde en mouvement, en se laissant guider par ses objectifs ultimes, la justice sociale et la paix.

La présente publication nous aide à faire de même, parce que nous aussi, nous sommes confrontés à des changements profonds de l’économie et de la société dans lesquels nous vivons. Il ne s’agit certainement pas d’un guide pour aujourd’hui, mais ce livre est beaucoup plus qu’une collection d’anecdotes. C’est un témoignage vivant qui nous parle de la façon de voir et de traiter les questions complexes du travail et de la justice sociale, raconté par celui qui en était un des défenseurs les plus passionnés.

En ce sens, l’héritage spirituel et politique d’Albert Thomas est immense. Ce livre contribue à nous le rappeler.

Je vous remercie de votre attention.